Il était passé 19 heures lorsque j’arrivai devant le vieux portail en fer forgé, rongé par la rouille et le temps. Je descendis de mon véhicule et allai ouvrir l’un des deux battants branlants. Il chouina sur ses gonds et craqua dans un dernier gémissement sous le poids des ans et de l’oubli. Le battant grinçant s’ouvrit en s’inclinant, comme la révérence maladroite d’une fidèle gouvernante rhumatisante. Je repris le volant et entrai dans le domaine familial, empruntant l’allée que j’avais si souvent parcourue à bicyclette. Elle était désormais recouverte de mousse, d’herbes folles, de lierre et d’un tapis de « fleurs des elfes », cette variété d’Epimède jaune pâle, si féérique au printemps, ne laissant apparaître ce jour-là que son feuillage dense et coloré.

Je roulai au pas sur le chemin à moitié disparu, bordé des hêtres, tilleuls, peupliers et charmes qu’affectionnaient mon père. Je me remémorai l’époque de leur plantation. Mon père, grand et raide, en botte de caoutchouc jaune moutarde, appuyé sur une pelle, contemplant amoureusement une bordure de jeunes tiges éparses, tout juste plantées, qui m’avaient semblé ne former qu’un bien piètre alignement de petits soldats pré-pubères. Elles se dressaient pourtant déjà bien droites et vaillantes, mais séparées de trop de vide pour créer, à mes yeux d’enfant, une allée digne de ce nom. Quarante années plus tard, ces jeunes pousses d’alors dressaient désormais leur ramage éclatant de vigueur, aux reflets mordorés, dans la lumière du jour déclinant et leur faîte tutoyait les nuages. Ils semblaient se donner la main en une longue chaîne abritant, ou menaçant, le visiteur qui pénétrait leurs terres.

Sur ma gauche, ondoyait à perte de vue un champ de blé mûr sous les rayons horizontaux du soleil. D’or et de miel, le chatoiement attrayant des épis recourbés contrastait avec la fraîcheur mélancolique du sous-bois. Au bout de la route, se devinait l’antique demeure de style victorien de mon arrière-grand-père.  Plus j’approchais, plus affleuraient les souvenirs d’antan, bulles de saveurs colorées et odorantes. Elles explosaient les unes après les autres en mille gouttelettes, parfois bien avant que mon esprit n’ait pu les saisir et se les remémorer. Sensations fauves, flashs jaunis comme de vieilles photographies, souvenirs délavés par les années écoulées.

Arrivé dans l’ancienne cour, aujourd’hui à l’état de prairie, je me parquai et sortis de la voiture. Je fus immédiatement happé par la présence de la maison. Depuis le placement de mon père en maison de retraite jusqu’à son décès récent, cinq années s’étaient écoulées. Ces cinq années d’inhabitation, ajoutées au manque d’entretien d’un vieil homme fatigué et las de vivre seul depuis le la mort de ma mère – vingt-cinq ans plus tôt- semblaient avoir entamé son éclat et sa prestance. Mais malgré le délabrement de sa façade, la peinture écaillée, le début de pourriture du clayonnage en bois de séquoia, quelques vitrages à croisée cassés, les tuiles branlantes de la tourelle, la balustrade visiblement vermoulue, la vieille dame en imposait encore !

Ses multiples toits à pignon asymétriques lui conféraient un port altier, à la manière d’une souveraine portant tiare d’or et de diamant. Les colonnes jaunissantes encadrant le porche invitaient encore à venir s’y abriter et s’y reposer.

Des tréfonds de ma mémoire, j’entendis la voix flûtée de ma grand-mère nous appeler, mes frères et moi : – « Les garçons, citronnaaaade ! ». Elle nous faisait de grands signes de la main, les glaçons tintaient joyeusement dans la carafe en verre. Nous interrompions instantanément une partie de cache-cache, ou de football, une scène de crime où j’interprétais Sherlock Holmes, ou encore une scalpation d’indien qu’allait subir Victor, le cadet. Nos jeux s’arrêtaient net et nous déboulions en trombe, criant, hurlant sur la terrasse, l’un empruntant l’escalier deux à deux, l’autre bondissant par-dessus la balustrade, un autre encore s’accrochant à la colonne d’angle tel un singe agile. Grand-mère riait aux éclats, maman devenait livide de peur de voir l’un de nous tomber et se blesser. Mon père souriait sous cape. Grand-père revenait, clopin-clopant, du potager. Il n’aurait manqué pour rien au monde l’heure de la citronnade de sa femme, faite avec les citrons et la bergamote de son verger. Elle avait une botte secrète, Mamie, pour confectionner cette boisson inoubliable et intemporelle. Je me souviens l’avoir découverte un jour, alors qu’elle s’affairait à sa préparation dans la cuisine. Avec des gestes sûrs et élégants, elle laissait délicatement tomber quelques pistils de safran dans le liquide, puis ajoutait parcimonieusement du curcuma en poudre. Curieux et enchanté, je l’avais regardé faire. Elle ressemblait à une sorcière devant son chaudron. J’avais même transformé le refrain qu’elle chantonnait discrètement en une mystérieuse incantation magique.

J’étais toujours planté là au bas de l’escalier, fatigué, immobile, ému et mal à l’aise à la fois. Perdu dans mes réminiscences, le temps s’était écoulé sans que je m’en aperçoive. Un frisson me fit émerger. La nuit était tombée. Une lune blonde, pleine, avait pris son tour de garde, baignant le bâtiment d’une aura luminescente, lui donnant un air fantasmagorique. Les silences de la nuit, la bâtisse auréolée d’une lumière pâle, et une légère inquiétude que je sentais poindre en moi, donna à ce moment un aspect onirique. Je n’osai pénétrer à l’intérieur dans ces circonstances. Je n’osai briser le sommeil de cette vieille reine endormie. Sous le porche, comme sous une alcôve de bois ajouré, se trouvait encore l’ancien banc à bascule, que mes grands-parents, puis mes parents après eux, avaient tant utilisé. Les longues soirées d’été, un peu comme ce soir-là, ils s’y prélassaient parfois, pensant les enfants endormis, en dégustant un verre de muscat sirupeux. Ils se chuchotaient des mots tendres, échangeaient des rires étouffés, ou discutaient simplement d’avenir, de projets, de soucis, d’espoir et de déboires. J’aimais à les espionner un moment dans la pénombre derrière les ventaux entrouverts. J’aimais à les sentir si proches, liés par une mystérieuse alchimie qui m’était inconnue et incompréhensible, rassurante et désirable. A les voir ainsi, je confirmais mes suspicions : la maison était envoûtée et tous mes proches des mages, magiciens et sorcières. Quelle chance j’avais de vivre dans une demeure aussi unique !

Je m’approchai du banc à bascule que nous avions autrefois peint en un jaune canari éclatant, et qui, sous les rayons de la pleine lune, renvoyait un jaunâtre délavé et terne. Je m’y installai prudemment, me méfiant de la solidité de ce dernier. Et soudain, tel un spectateur confortablement installé dans son fauteuil d’opéra, les yeux cherchant la scène dans l’obscurité, la symphonie s’éleva lentement et m’enveloppa de ses mille bras, progressant dans la pâle nuit chaude, affluant de tous côtés, approchant à pas de loup. Bruissements, crissements, froissements transpercèrent la pénombre. Les sons claquaient brusquement à mon oreille et filaient de plus belle. Ils revenaient m’effleurer, me frôler plus doucement. Une caresse. Un jeu. Je perçus à proximité les effluves suaves de noix de coco, des fleurs d’ajoncs acérés. Le parfum capiteux des jasmins de Madagascar courant le long du treillage. Les roses citronnées et les tabacs d’ornement au fond du jardin. J’assistai, ébloui et aveugle, à un concert de sonorités et son chœur de saveurs odorantes. Je m’endormis envoûté et apaisé.

Je me réveillai à l’aube naissante, grelottant dans la rosée du matin. Je me relevai rapidement, m’étirai, fis quelques pas de course dans l’herbe et sautillai pour me réchauffer.

La vieille demeure me regarda d’un air bienveillant. Son oriel grand ouvert d’un côté et le petit balcon de l’autre semblaient me faire un clin d’œil. Débarrassée de son faste doré et un peu présomptueux d’antan, elle conservait son charme « Queen Anne » de fin XIXe. Elle me sourit.

Dans ce petit matin frais d’été, transi, amoureux, je me sentis reconnu. Accueilli. Je me sentis à ma place. J’étais prêt.

J’entrai.

Texte écrit par Corinne J. le 8 avril2020.