C’était le printemps, je m’en rappelle très bien, à cause de cette histoire.

Mon père était un fervent joueur de cartes. Chaque après-midi, il partait avec sa Simca 1100 jaune doré métallisé pour aller dans son repaire près de l’avenue St-John Perse. La couleur de la carrosserie était franchement ignoble, mais du coup le rabais avait été conséquent lors de l’achat de cette occasion en or. Dans ce bar, il y retrouvait des anciens collègues de la poste. Le géant jaune était situé juste en face ; on voyait les mobylettes, les camionnettes jaunes y entrer ou en sortir comme les abeilles dans leur ruche. Il tapait donc le carton- mais pas jaune – et il sifflait quelques blondes sous l’œil aguerri d’une ancienne gloire du football qu’on reconnaissait avec difficulté sur les photos jaunies par la fumée des Gauloises jaunes papier maïs, des Marylong, des Camel et autres, mais aussi parce qu’il était bien plus gros qu’à l’époque. Il avait le ventre aussi gros que le ballon sauteur jaune à petites tétines qui aurait dû me faire atteindre la lune.

Cela rendait ma mère furieuse. Elle détestait les bars, les cartes et encore plus les jeux d’argent. Je la comprenais, le seul jeu de cartes autorisé en famille était le jeu du « Nain Jaune ». C’était un jeu rasant comme un coucher de soleil sur une morne plaine, long et ennuyeux et on comprenait mal qu’il ait pu faire le bonheur du fameux Roi Soleil, tant il ne se passait rien. Pourtant, l’illustration sur la boîte d’un nabot difforme vêtu de jaune avec une carte de 7 de carreau- le fameux 7 qui prend – présumait une magie absolue, mais à bien y regarder on voyait bien que le fourbe nain de l’illustration avait le rire jaune. Par chance, toute la famille étant du même avis, la boîte n’avait bientôt eu d’intérêt que pour les puces à l’intérieur. Les plus nombreuses étaient les jaunes, parce qu’il y en avait beaucoup de petites et cela faisait penser à des sous, les fameux sous jaunes d’un centime qui n’avaient plus cours, et qu’on pouvait alors utiliser pour jouer à la marchande ; les puces complétaient la caisse pour les emplettes.

C’est donc en rentrant de sa virée de jass que mon père annonça qu’il avait invité à la maison un clochard, un pauvre bougre rencontré dans son bar fétiche, pour le repas du dimanche qui s’avérait être le jour de Pâques. Ma mère avait pâli et avait tenté de formuler quelques objections, mais cela n’avait eu aucune incidence sur l’affaire. Elle avait donc pris sur elle de concocter le repas familial qui n’en serait plus un, de ne pas assister à la bénédiction papale à la télé, qui lui indiquait la météo à Rome, souvent soleil de plomb, plus rarement pluie. Bravement, elle s’était mise à sa tâche en parfaite ménagère et maîtresse de maison.

Son entrée traditionnelle à cette époque-là, c’était salade de cœur de palmier, pousses de bambous, maïs en boîte, le tout enrobé d’une magnifique mayonnaise maison à l’oeuf avec sur le dessus quelques crevettes et une tranche de citron savamment torsadée pour tenir en lévitation près de la crevette. Elle avait préparé la table du salon, mis une nappe jaune pâle damassée, posé son argenterie un peu jaunie, mis des serviettes vichy moutarde en papier et placé pour chacun un petit poussin en matière de cure-pipe picorant un ou deux œufs en chocolat disséminés près de la fourchette à dessert. Pour le dessert justement, elle s’était lancée dans sa recette traditionnelle : le soleil d’Hawaï, car tout le monde aime les fruits, et il avait fallu l’aider à ouvrir la boîte d’ananas Del Monte,  l’aider à battre les œufs , à fouetter le tout, à incorporer la crème, à placer le mélange dans le gros tupperware jaune pâle – on n’avait pas encore trouvé comment faire des couleurs éclatantes dans cette matière –  et mettre le saladier et son couvercle transparent dans le frigo Frigidaire ventru couleur  vanille.

Le jour J, elle avait finalisé sa table avec un bouquet de jonquilles et de tulipes jaunes qu’elle avait prises dans le jardin. Elle appréhendait un peu la rencontre avec le clochard, mais le monsieur qui se présenta avait l’air propre sur lui. Le début du repas se passa sans encombre, mais plus le repas avançait, plus l’effet du vin blanc commençait à se faire sentir et l’individu se sentait de plus en plus en verve. Lorsque ma mère apporta le dessert, il s’écria « Ah, ça, sûrement pas, j’ai horreur du jaune et tout ce que vous m’avez fait à bouffer jusque-là était jaune et même la table, j’ai jamais passé un aussi mauvais repas de toute ma vie, ça me fait remonter la bile, j’ai envie de gerber !!!! »

Ma mère faillit faire tomber le saladier de verre de stupeur, mon père se mit à rire jaune, niaisement, pour calmer le jeu. Il prit son clochard sous le bras pour l’emmener prendre le café ailleurs et aller le raccompagner le plus loin possible, pourquoi pas en Chine, aux abords du Fleuve Jaune ? Chose qui me semblait assez éloignée et possible avec mes quelques notions de géographie.

Lorsqu’il rentra, tout avait été rangé, aéré, désodorisé et il ne restait plus trace de cette invitation. Je lisais à plat ventre sur mon lit « Oui-oui et la voiture jaune ».

J’entendis ma mère lui asséner d’un ton acide : « Plus jamais. Tu ne me fais plus jamais ça ».

On a mangé du soleil d’Hawaï encore le lendemain. Il n’y a jamais plus eu d’invité surprise à la maison. Le jaune ne sied pas à tous.

Texte de Rosane S., 6 avril 2020.