Je vois… c’est un peu flou, comme à travers un verre de moût… je vois tout en couleur orpiment, translucide mais troublé par de minuscules petites bulles comme du Rivella… je vois… malgré mes yeux à facettes, en fait, je ne vois pas très bien ! J’ai les yeux vitreux d’un cyrrhosé en pleine crise de foie devant une Malvoisie flétrie tirée du flacon ! Je me sens mal, le teint cireux !

Je vois bien en transparence quelques formes jaunasses indistinctes, des sortes de cailloux mal dépolis, calcite, fluorine, topaze, jaspe, citrine, onyx et quartz rutile… Toute une précieuse collection dans un camaïeu fleur de soufre. On m’y a associé en gemmologie, mais je n’ai rien de comparable avec ces cœurs de pierre tout jaunis comme de vieilles photos ! Je ne suis pas minéral, je suis gemme organique, végétal-animal, animal-végétal ; je suis sécrétion végétale polymérisée incrustée, classée dans le groupe sédimentaire selon de savants scientifiques ! Prison dorée, oui, et joyau d’éternité ! Totalement schizophrène ! Un drôle de paradoxe à moi tout seul !

Je suis confiné dans une sorte de gélule d’huile d’onagre, figée, solidifiée, couleur miel ! Tel un pépin au coeur d’un grain de chasselas bien mûri au soleil du Lavaux, ou tel un noyau de mirabelle, comme vous le voudrez, je suis englué dans une pulpe jaune-orangée qui me fait un carcan, une entrave, une carapace carcérale. Je voudrais bouger, m’agiter, mais je n’y arrive pas ! Que m’est-il donc arrivé ?

Par bribes, quelques souvenirs me reviennent…

Je vivais au nord de l’Europe, dans les prairies fleuries de montagne, parmi les ombellifères, les peupliers, les aulnes et les pins sylvestres, sous un climat quasi tropical.

On m’appelle « Hoplie argentée », ce qui en soi est déjà un paradoxe, car d’argenté, je n’ai que le dessous de mon abdomen ! Tout le reste de mon corps, mes longues pattes griffues, mes élytres, mon thorax, sont recouverts de poils jaune doré et irisés, de l’ocre au jaune moutarde en passant par le jaune canari, à rendre jaloux les bijoutiers ! Je suis un coléoptère mâle du plus bel effet ! Un scarabée couleur or !

Il y a fort fort longtemps, au mésolithique disent les historiens, entouré de myriades d’insectes bourdonnants, je me nourrissais dans le coeur des fleurs, au milieu des champs de renoncules, de gentianes, aconits, solidages, épervières et boutons d’or, à perte de vue… presque incognito ! Je voletais d’étamines en pistil, de pollen jaune maïs à jaune mordoré, sans souci… mon camouflage parfait me protégeait de tout prédateur. Et heureusement, car mon vol lourd et sonore comme un canadair au-dessus de la garrigue brûlée de soleil ou un biplan de l’aéropostale ne faisait pas de moi un insecte très agile et acrobate, ni même le maillot jaune du peloton. Je butinais tout à mon aise, comme un poisson chirurgien dans l’eau parmi des xantophycinées (= algues jaunes, bandes d’ignares !), avec pour seuls guides des vents facétieux comme le Nain Jaune de vos jeux d’enfant (à qui je décernerais bien quelques cartons jaunes parfois, soit dit en passant…) et des odeurs mellifères savoureuses. En ce temps-là, pas de panneau de tourisme pédestre, ni bandes colorées sur les roches pour baliser ma route ni m’avertir du péril jaune !

Un jour d’automne, les gingkos biloba et les bouleaux avaient déjà viré au jaune impérial, j’ai été attiré par un parfum enivrant de résine coulante d’un grand pin. Bien mal m’en a pris ! Je me suis posé, délecté, gavé de ce Sugus préhistorique… Veni, vidi, … vinctus… !!! Horreur, malheur !!! pas moyen de redécoller ! J’ai battu des ailes comme un forcené, comme un diable jaune sorti de sa boîte ! J’avais le mal de Siam, la fièvre… jaune…

Un de ces bec-jaune de bruant ou de serin est même venu me narguer ! Il se moquait de moi, me traitait de gant-jaune ! Dandy toi-même, perruche, canari à sa mémère, Titi, poussin, canard du bain !

Mes sarcasmes ne faisaient rire que moi et jaune…

Gilet jaune bloqué au rond-point de ma vie, je me suis empêtré dans la glu caramel et me suis noyé dans cette prison gélatineuse, fossilisé dans l’ambre.

Un long refroidissement, une période glaciaire et cinquante millions d’années plus tard, un chasseur-cueilleur du néolithique m’a ramassé, moi victime pétrifiée dans sa résine durcie, échouée sur une grève de la Mer Baltique. Il m’a poli avec un morceau de cuir pour me donner l’éclat du soleil, magique, surnaturel ! Il m’a offert comme parure à sa tendre épouse très affaiblie et tout endolorie. Du coup, celle-ci n’a plus souffert de ses problèmes articulaires, dentaires, de ses allergies et infections. Une renaissance ! Bienfaits lithothérapeutiques ! Bijou miraculeux !

De caverne en village, de troc en marchandage, j’ai voyagé par la route de l’Ambre bien loin de mes pâturages et rivages du Nord, pour arriver en Egypte, pays du dieu Râ. J’ai été considéré comme lumière du monde, gravé sur les murs des temples de Karnak. Khepri, scarabée divinisé, porteur du soleil levant, j’ai incarné la vie nouvelle, la jeunesse éternelle, jusque dans le sarcophage de Toutankhamon pour sa grande navigation jusqu’au domaine d’Osiris, le grand champ fleuri d’Ialou.

Howard Carter m’a retrouvé le 4 novembre 1922, lors de ses fouilles et de la découverte du fameux tombeau. Les violeurs de sépultures ne nous avaient pas estimés, moi et mes précieuses copines du trésor, dignes de leur larcin. Ils nous avaient préféré des objets d’or, d’albâtre, d’ivoire et de lapis-lazuli.

A cette dynastie amarnienne honnie, je dois aujourd’hui ma place dans les illuminations jaunâtres des vitrines du Musée égyptien du Caire.

Signe d’immortalité, moi, l’Hoplie argenté, je voudrais vous faire signe… je m’agite dans ma gangue ambrée, mais vous ne faites que passer alors que, chose incroyable, je pourrais vous narrer des contes jaunes* et mon aventure millénaire.

Texte écrit par Françoise D. le 15 avril 2020.

* faire des contes jaunes = raconter des choses incroyables