Lorsque Maria prenait le vaporetto en direction du Lido, elle se savait aller en purgatoire.

Elle avait toujours un pincement au cœur. Elle voyait sa ville rapetisser, le sillage du vaporetto creuser un sillon d’écume entre elle et sa ville. Tout ce bleu, cet ocre tant aimés lui donnaient envie de sauter par-dessus bord et d’y retourner. Elle s’en voulait de laisser les briques rectangulaires rongées par le sel et l’humidité, elle s’en voulait d’abandonner les « calle » ombragées suintant l’eau des canaux par porosité et par endroits ; elle se torturait rien qu’à l’idée de quitter son Campo San Agnese si tranquille, son puits et ses pigeons familiers.

Mais c’était l’été et au plus fort de l’été chaque année, son fils l’obligeait à s’expatrier au Lido pour venir passer tout un mois en famille.

Plutôt que des retrouvailles joyeuses et spontanées, c’étaient des retrouvailles bien alignées sous des parasols, à goûter aux bains de soleil et aux bains de mer. Un véritable enfer, tout ce que Maria détestait.

« L’air est irrespirable à Venise, tu sais bien et cela fera plaisir à Giorgia et à Simone, tu ne les vois jamais autrement … » lui assénait son fils et pour ne pas faire d’histoires. Elle le voyait si peu, Maria acceptait l’enfer…

Chaque soir, ses pas amenaient Maria vers le débarcadère et chaque soir, elle mettait sa main en visière, tel un vieux loup de mer pour regarder sa ville, pour la regarder s’effacer dans le couchant. Elle ne discernait pas très bien les pilotis qui marquaient l’entrée ou la sortie de l’Arsenal, mais elle sentait leur présence et si elle les regardait longtemps, elle avait le sentiment de les voir se balancer dans la brise du soir, comme des roseaux au bord d’un étang ou comme des cannes à pêche plantées dans le sol mer. A chaque jour qui passait, elle mettait une croix sur son calepin, comptant avec soin et recomptant encore et encore les jours passés, les jours restants. Giorgia, Simone, son fils n’y pouvaient rien, elle s’ennuyait ferme et la mélancolie prenait le dessus.

Pour calmer ses nerfs et pour résoudre cette histoire conflictuelle, son fils s’était rendu chez un herboriste chinois, ce qui n’était franchement pas très difficile, vu que tous les commerces étaient tenus par des chinois désormais.

L’herboriste avait conseillé des infusions de santonine pour permettre à Maria de purifier son corps et d’éliminer ainsi toutes les toxines et tous les vers qui lui rongeaient le corps et l’esprit. Ces infusions permettraient de retrouver un équilibre rapidement du point de vue de l’herboriste.  Maria, qui ne voulait pas faire d’histoires vu qu’elle voyait si peu son fils, but les infusions et moins les résultats étaient apparents, plus son fils, Giorgia et Simone insistaient pour qu’elle en boive, sans tenir compte de la mention « avec modération »…

C’est lorsqu’elle alla contempler sa bien-aimée lagune un soir, qu’elle se rendit compte que quelque chose clochait dans les clochers. Tout était devenu, à l’exception de quelques détails près restés ocres, tout était donc devenu jaune. D’un jaune citron anormal et tout bonnement impossible à contempler sans donner la nausée.

Dans l’ambulance qui la transportait à l’hôpital San Giovanni et San Paolo, Maria remercia  secrètement, entre deux sauts de vagues, l’herboriste chinois. Grâce à lui, les croix de son calepin ne se rempliraient pas. Venise était à nouveau là. Elle se sentait au paradis. Elle implora juste Sainte-Lucie pour ses yeux, mais pour la forme. La Sérénissime ne pouvait se décliner en jaune, ni le rester. Mais là, Maria se trompait, l’été jaune ne faisait que commencer…

Texte écrit par Rosane S., avril 2020