Lina Lackerbauer, 1855
Pierre a toujours eu une âme scientifique. Dès les débuts de la photographie, il en a flairé le potentiel, non seulement pour la médecine ou les sciences, mais également pour nos quotidiens, nos histoires, nos mémoires. Il s’est emparé de cette technologie, l’a faite sienne, et s’est allié à des médecins, des chercheurs, des ingénieurs pour immortaliser les progrès de la science.
Lorsqu’il rentrait tard le soir de ses escapades photographiques avec des collègues passionnés, il était intarissable. Il me racontait en détail l’éventail des découvertes, l’avancées de la médecine, l’ingéniosité de ses grands constructeurs, l’efficace simplicité du procédé photographique immortalisant enfin nos finitudes.
Au début cela m’a réjouie. Ses fréquentes absences m’offraient enfin l’espace de solitude auquel j’ai toujours aspiré. Mon conjoint est un homme passionné et ardent. Que son intérêt se détourne enfin de ma personne m’a soulagée. Quelle liberté ! Je ne m’étais pas imaginée à quel point son attachement, ses attentions pressantes, son amour par trop expressif me pesaient. Le répit fut hélas de bien courte durée. Rapidement, il me prit pour modèle. Comme une pièce d’anatomie, mon visage, mon corps, ma vie sont devenus objets d’observation. L’objectif de son appareil photographique lui offrit toute licence pour m’examiner. Un prétexte abusif et intrusif à d’interminable séance de pose. Quand il ne m’épiait pas à mon insu !
Aujourd’hui, je me sens épuisée. Récemment, lisant fenêtre ouverte, je l’ai surpris de l’autre côté de la ruelle à me photographier sans mon consentement. Une colère sourde m’a envahie. Puis le désespoir et la lassitude. J’ai souhaité en finir. Je me suis levée. J’ai regardé par-dessus la balustrade. Quarante mètre de vide. J’ai hésité…J’ai refermé les ventaux.
Corinne J.