Delta du Danube

La barque prend l’eau, Pantelemon écope. La barque coule. Dans la vase. Entre deux eaux, entre deux roseaux, un canard s’enfuit. Une couleuvre se love autour de son bras: il le lève, lentement, elle glisse et s’en va coulant coulissant ondulant. Nageant, pataugeant dans la vase, Pantelemon tire la barque vers la terre meuble. Fatigué, il s’assied. Attrape un roseau. Le coupe. Le croque. L’ausculte. Regarde à travers. Bouche l’extrémité. Souffle. En sort un son doux et cristallin. Quelques oiseaux s’envolent. Il souffle plus fort. Trois pélicans s’approchent. Il coupe un autre roseau. Souffle, un son plus grave. Avec trois longues herbes il lie les roseaux les uns aux autres.Il rigole, ils souffle, il bondit, il danse: il a inventé la flûte de Pan.

 II Tout est vrai

T’en souviens-tu, de ce jour de juillet trop chaud, sur l’étagère de la petite épicerie du village de Foreşti, dans la Roumanie de Causeşcu, par-dessus quelques conserves et bouteilles de şliboviţă, tu prenais la poussière? Nous achetâmes des biscuits et des sardines à l’huile. Rien d’autre ne nous tentait. Tu nous narguais de là-haut.

– T’as vu la pute de flan? me dit Guy.

– Oui, de cette étagère branlante, flirtant avec les toiles d’araignées, et que les souris snobaient, tu m’appelas.

– Elle est à vendre?

La vieille marchande tira un escabeau, t’attrapa de ses doigts malhabiles (tristes rhumatismes), souffla sur la poussière, et tu gémis d’un son de bonheur. Une vrai flûte de Pan comme celle de Zamfir, accordée à la cire d’abeilles, décorée comme dans les livres d’archéologie des Carpates. Pendant le reste du voyage, je te soufflai dedans, te léchai, te dorlotai.

Je t’emportai en Amérique, et un jour tu me fis gagner 1$74 quand je jouai (que de fausses notes) Avanti populo à Chinatown, devant The Bank of America, à San Francisco.

Depuis tu m’as toujours suivi, et hier soir, je t’ai attrapée (point encore de rhumatismes dans mes mains), j’ai soufflé la poussière, et tu as résonné aussi pure et cristalline qu’au premier jour. Je joue toujours aussi faux, mais tu me pardonnes : je le sens dans l’odeur de la cire toujours fraîche.

III 4023

C’est qui ce vieux con? Un collectionneur maniaque. Qui collectionne les bâtons de chaise. Systématiquement. Car en 4023 on pose encore son cul sur des chaises. Mais lui ne pose pas son derrière sur des chaises, il les désosse et aligne les bâtons. De chaises. Et dans sa collection il a trois bouts de bambous qu’il a calés dans une sorte de coton synthétique car il ne supporte pas le doux son de l’air qui les effleure. Trois bouts de bambou qui survivent parmi les vingt que tu, Ô belle flûte de Pan, possédais jadis.

Que sont devenus les autres?

Le vieux con, donc, a aligné les trois tubes, par ordre de grandeur, à côté des bâtons de chaise de sa collection, qu’il cache dans son grenier, sagement et ridiculement alignés. Mais voici que le tremblement de terre annoncé secoue la charpente. Stupeur et tremblements.

Les bâtons de chaise chutent et se mêlent en un joyeux mikado.

Le calme revient.

Une brise se lève, légère.

Trois petites notes de musique…

Thierry