Peur dans le salon…

Midi moins le quart, il entre dans le salon de coiffure. Il faudrait plutôt dire : fait irruption brusquement. Il est agité, un peu affolé. Il se retourne vers la porte d’où il vient d’entrer, craintif comme s’il fuyait quelque chose ou quelqu’un. La musique, une balade tranquille, baigne l’ambiance d’une douceur feutrée. Les quelques clients installés sont plongés dans leurs univers secrets.

Emmitouflée dans les serviettes et le poncho, elle se retourne vers lui, seule à le remarquer, semble-t-il. Leurs regards se croisent.

Malgré la rapidité de cet échange visuel, il le sent, il le ressent, rien ne sera plus jamais comme avant. Ses yeux, d’un vert limpide, ce nez parfait, ce sourire timide… Il comprend déjà que ce visage restera à jamais gravé dans sa mémoire…

Elle, c’est différent… Elle a replongé dans la lecture de son journal féminin… Il se plaît à imaginer qu’elle fait semblant de le lire, mais que ses pensées sont entièrement centrées sur ce bref échange de regards…

 

« Monsieur Pellegrin, je suppose ?

– Heu, oui, c’est moi… J’avais rendez-vous à midi.

– Oui, c’est parfait. Je prends votre veste. Voila, installez-vous ici, je termine juste avec mon client… Merci. »

 

Il est assis à côté d’elle. Il essaie de se donner une contenance, trie les journaux de la pile qui se trouve sur une tablette entre lui et elle. Il opte pour « Bilan », c’est mieux que « Voici » pour son image d’homme sérieux, bien installé dans la vie…

Ce n’est pas que la perspective de lire des articles sur la finance l’enchante, mais bon… Il tente un coup d’œil rapide sur elle… Inutile, visiblement, il ne l’intéresse absolument pas. Le client se lève et se dirige vers le porte-manteaux.

« Tiens, j’espère que ce sera aussi chouette que lui ! », pense-t-il avant de reprendre le fil de ce qui l’occupe vraiment.

 

Cette femme, ce regard si vert… Il essaie de se remémorer un détail du passé, un souvenir qui pourrait lui permettre de faire un lien entre son trouble et « elle »…

La coiffeuse lui pose des questions, essaie de comprendre ce qu’il attend d’elle. Un peu plus court sur les côtés, une lotion apaisante. Il parle comme un automate, ne peut être vraiment présent ici et maintenant.

 

Une image floue : la mer, la plage de sable à l’infini, le vent portant son cerf-volant, la Bretagne, il y a dix ans. Trois semaines chez ses grands-parents, un couple vieux qui avaient eu sa mère sur le tard. L’ennui poussiéreux de la maison de vacances, les parties de cartes, l’éternel « Uno ». Lui, il aurait voulu courir les rues du village avec les voisins, goûter du bois fumant, chaparder des bonbons à l’épicerie. Ils faisaient tout cela, les autres. Ils en parlaient sur la plage où il allait, accompagné de son grand-père qui s’installait dans son siège de camping et le surveillait, pendant qe lui faisait voler son cerf-volant.

« Papi, je veux y aller seul ! insistait-il tous les jours.

– Jamais, mon garçon. Tu ne connais pas les dangers qui te guettent ».

 

Lui aurait voulu approcher la fille aux yeux verts, à la peau criblée de taches de rousseur. Mais Papi veillait…

Avec les années, il a compris qu’il était planqué chez ses grands-parents. Il avait détesté son nom et toute l’aura allant avec…

Il la regarde. Oui, c’est bien elle l’adolescente d’il y a longtemps…

« Mais que fait-elle ici ? pense-t-il confus. »

L’été de leur rencontre, son Papi était mort mystérieusement.

 

Son ventre se serre, sa respiration s’accélère. Il se souvient de cette impression d’avoir été suivi, juste avant son entrée dans le salon…

 

Texte de Yaël L., Francine H., Suzanne E. écrit lors de l’atelier « On ne va pas les couper en 4 » du 13 janvier 2019.