LACNESS

J’ai pour coutume de débuter toute journée par quelques brasses dans le lac. Qu’il pleuve, qu’il vente ou même qu’il neige, je ne déroge que très rarement à celle-ci. Mes parents nous ont initiés, mes frères et moi-même, dès notre plus jeune âge. Ils tenaient cette habitude de leurs propres parents, natifs et résidents du bord du lac, gens de peu de bien et de très modeste milieu, qui ne possédaient pas de salle de bain dans leur appartement. Une salle d’eau commune se trouvait alors sur chaque palier et desservait en moyenne six à huit appartements. Ils prirent donc rapidement le pli d’aller faire leurs ablutions au lac, d’autant qu’à cette époque la médecine préconisait même de consommer l’eau du Léman pour ses vertus minérales tonifiantes et désinfectantes, ainsi d’ailleurs que d’exposer sa peau au soleil.

Me voici donc par un bon matin de février, frissonnante dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, admirant les premières lueurs de l’aube et jouissant du silence du lieu bercé par le clapotis des vagues.

Je n’ai jamais été une enfant timorée. Cadette de trois frères, j’appris rapidement à ne pas me laisser impressionner par la débauche de testostérone qui poussaient mes frères à s’entrechoquer et à se provoquer constamment. Mais, naïve, je me laissais emporter par les frissons de peur que provoquaient les récits mystérieux de mon frère aîné. Le silure géant ou le monstre hybride à queue de serpent et gueule de dragon moustachu- mon préféré- hantaient les profondeurs du Léman autant que celles de mon imagination. Ces récits ont bercé mon enfance comme le rituel des baignades en famille. Et, d’une certaine manière, ils habitent toujours mon esprit.

Ce matin-là, lorsque je plongeai enfin tout mon corps dans l’eau glacée et m’élançai pour quelques brasses, je sentis glisser contre mes cuisses un corps lisse et tiède. Une sensation fugace mais clairement ressentie. Les contes de ma jeunesse rejaillirent alors instantanément, noyant ma raison. Je me précipitai hors de l’eau sous le coup de la panique.

Bien entendu, la présence ne se montra pas, ni ne dévoila même une ombre, un reflet, un frémissement. Le lac recouvrit son calme et sa sérénité. Nulle preuve pour justifier mon expérience. Rien qui puisse attester de mon vécu.

Ne persistait que la frustration et la honte de ma réaction exagérée et la vexation de si peu contrôler mon sang-froid et ma raison.

Texte écrit par Corinne, lors de l’atelier « Floup » du 27 mai 2018 à Nyon.