Un amour incompris ?
Elle est assise, jeune madone échouée sur son siège, le regard vide. Elle a appelé son coiffeur deux jours avant. À son ton, il a compris qu’il s’agissait d’une urgence. Elle n’a voulu ni verre d’eau, ni café, ni thé. Elle aimerait juste un nouveau cœur. Quand Pierre l’a questionnée au sujet de sa coupe, elle lui a répondu : « j’aimerais changer de tête, mais ne coupe pas trop et ne change pas la couleur. J’aimerais être différente. » Pierre n’a rien répondu. Il a reconnu dans ses yeux rougis et son teint fané les signes du chagrin d’amour.
Elle habite le quartier depuis toute petite. C’est sa mère qui l’emmenait alors chez le coiffeur. Cette dernière, longtemps, avait choisi le côté pratique.
Pierre possédait ce salon depuis plus de vingt ans et il était situé au pied de son immeuble. Il avait vu grandir la petite, avait craqué devant ses sourires à demi édentés, puis s’était émerveillé à l’éclosion stupéfiante de cette femme devenue magnifique.
Elle s’est installée depuis deux ans à trois pâtés de maisons et elle lui reste fidèle.
Pour l’instant, aucun des deux n’a encore percé le silence.
Evidemment, il y a la différence d’âge. Mais aujourd’hui, Pierre aime imaginer qu’elle n’est plus choquante. Et à voir « sa » madone terrassée par le chagrin, le cœur de Pierre, qu’il n’a jamais laissé s’exprimer, brûle de lui déclarer sa flamme. C’est qu’il saurait la chérir, « sa » douce madone, il saurait la faire se sentir belle et désirable, pas comme ce malotru, ce vaurien qu’il imagine !
Elle a demandé à être différente, alors qu’il aimerait simplement lui dire qu’il adore et adorera tous les aspects qu’elle pourrait revêtir. Dorénavant, il commencera par lui caresser les cheveux, comme s’il cherchait l’inspiration : la rendre différente, sans couper et sans shampoing colorant. Et s’il lui disait qu’elle lui plaît comme ça et n’importe comment ?
Que dirait Marcelle, sa mère qu’il connaît depuis plus de vingt ans et qui amenait son enfant en toute confiance chez le coiffeur ? Ce serait une étape difficile à assumer, mais aujourd’hui, Pierre se sent prêt à franchir le pas :
« Tu aimerais que je te fasse une frange ?
– Mais j’aurais l’air de quoi ?, lui dit-elle les yeux encore mouillés de larmes, les lèvres pincées, le menton tremblotant. »
Pourtant, elle reste interdite un court instant.
« Et pourquoi pas ? »
Pierre, ravi de son idée, continue à passer ses doigts dans sa chevelure, avec douceur. Il lui propose de passer au bac de lavage. « Un massage délicat du cuir chevelu lui changera les idées », se dit-il.
Le lavage s’annonce lent, les gestes répétitifs. Du bout des doigts, il ose, caresse la nuque, s’attarde derrière les oreilles, insiste sur le haut du front, pétrit ce crâne qu’il aimerait couvrir de baisers. Il demande si la température de l’eau est bonne, pour se donner du courage.
La madone demeure immobile. Telle une statue. Elle ne bouge que les orteils de son pied gauche. Ses épaules, qui étaient remontées jusqu’aux oreilles s’apaisent et doucement, redescendent. Il est primordial qu’il trouve l’huile essentielle adéquate pour que l’atmosphère se détende encore, avec un massage plus soutenu.
Soudain, calmement, dans un mouvement lent à l’infini, la madone se retourne, cheveux mouillés. Elle le regarde dans les yeux et approche ses lèvres de celles de Pierre.
Avec un léger tremblement, elle lui dit qu’elle attend ce moment depuis toujours.
Texte écrit par Bettina T., Sarah R., Lison K. lors de l’atelier « On ne va pas les couper en 4 » du 13 janvier 2019